Le don inattendu de la vue
Par Aaron Derfel, The Gazette
Pierre-Paul Thomas, déclaré légalement aveugle depuis sa naissance jusqu’à plus tôt cette année.
Légalement aveugle toute sa vie, l’univers de Pierre-Paul Thomas a toujours été obscur et gris. Mais comme le rapporte Aaron Derfel, une visite à l’hôpital pour une blessure non reliée à ses yeux a mené à la restauration de sa vue et à une explosion de couleurs dans sa vie.
Lorsque Pierre-Paul Thomas était tout petit, il rêvait de jouer avec ses frères au hockey, mais n’ayant pas été en mesure de le faire; il en avait le cœur brisé. C’est que Thomas est aveugle depuis sa naissance. Il souffre d’une triple combinaison d’une condition que l’on appelle nystagmus congénital (selon laquelle ses yeux bougent d’un côté à l’autre involontairement), d’un problème de nerfs optiques endommagés et de la présence de cataractes derrière
ses pupilles.
C’était dans les années 1940, bien avant que la carte soleil soit disponible, et Thomas a grandi dans une famille de neuf frères et sœurs à St-Rémi-d’Amherst, à plus de 100 kilomètres au nord de Montréal.
Ses frères et sœurs se gardaient bien de le qualifier d’aveugle de peur de s’attirer la colère de maman. Thomas a donc appris à « voir » avec ses doigts. Plus tard, il a même travaillé comme mécanicien de vélos et pour son premier emploi à temps plein, il pétrissait de la pâte dans une pâtisserie.
Thomas était uniquement en mesure de percevoir le contour embrouillé des gens qu’il regardait. Son monde était toujours sombre, rempli d’ombres et il marchait avec une canne blanche qu’il devait faire glisser d’un côté à l’autre devant lui.
Mais, il y a deux ans, à l’âge de 66 ans, Thomas a chuté dans les escaliers de son complexe d’appartements à St-Henri et s’est fracturé les os du visage, y compris les os entourant ses cavités oculaires. Il a alors été acheminé d’urgence à l’Hôpital général de Montréal avec les yeux extrêmement enflés.
Une équipe de médecins lui a immédiatement traité les os du visage. Et, un bon jour, quelques mois plus tard, il a été examiné par un chirurgien plastique de l’Hôpital général de Montréal, la docteure Lucie Lessard, renommée pour ses talents de micro-sutures.
Lors de la consultation à propos des soins à apporter à son cuir chevelu, Lessard lui a tout bonnement demandé : « Ah oui, et pendant qu’on y est, voulez-vous qu’on vous arrange aussi les yeux? » Thomas était sidéré. « M’arranger les yeux? »
Au mois de février suivant, Thomas subissait deux chirurgies à l’Hôpital général de Montréal dans le but de retirer ses cataractes. Les chirurgies ont plus que réussi; Thomas pouvait maintenant voir pour la première fois de sa vie.
Le tableau gris auquel il était habitué s’est vite transformé en une panoplie de couleurs qu’il n’avait jamais aperçues auparavant : du rouge, du jaune, même du vert foncé, une couleur qu’il avait toujours perçue comme étant du noir. Les bancs de neige gris se sont transformés en bancs blanc brillant.
Il s’est alors rendu chez sa sœur Giselle à Ahuntsic par taxi adapté. Pendant le trajet, il était submergé par la magie des flocons de neige qui tombaient du ciel et l’eau qui coulait sur les fenêtres de la voiture.
Une fois arrivé devant la porte d’entrée de sa sœur, il a fait retentir la sonnerie. Giselle a tout de suite répondu. « Pierrot, tu ne vois toujours pas? » lui a-t-elle demandé. Sa voisine Madame Verreault, se tenait tout près d’elle.
« Au contraire », a-t-il répondu le sourire aux lèvres. « Je vois deux belles femmes! »
Des larmes se sont alors mises à couler le long des joues des deux femmes. Des larmes coulaient aussi sur le visage de Thomas, mais sa sœur lui a vite rappelé d’arrêter de pleurer, puisque les médecins lui avaient indiqué de ne pas mouiller ses yeux au cours des quelques jours suivant l’opération.
Lorsque le printemps est arrivé, Thomas a vu les tulipes fleurir. Et, il a découvert quelque chose dont personne ne lui avait jamais parlé : les bourgeons dans les arbres, les simples petits bourgeons dans les arbres!
« C’est comme si j’étais à nouveau enfant! » dit-il dans son appartement de St-Henri un jeudi après-midi ensoleillé.
Assis à la table de cuisine, la même table sur laquelle il s’est toujours efforcé de faire des mots croisés à l’aide d’une loupe placée sur la page et l’œil droit plissé; il s’est emparé du livre de mots croisés et l’a soulevé dans les airs.
« La couverture est rouge! » A-t-il déclaré, ravi de pouvoir décrire l’objet. « Le titre est blanc. L’étiquette de prix est orange! »
Mais, sa vision récupérée lui fait aussi parfois peur. Lorsqu’il est sorti sur son balcon du 6e étage pour la première fois, et qu’il a jeté un coup d’œil au sol; il a été pris de vertige. Et, il circule encore dans le corridor de son appartement en frottant ses mains contre le mur pour se guider.
« C’est très compliqué pour lui », explique sa sœur. « Il détient une mémoire sensorielle très développée à force d’avoir autant utilisé ses mains, mais sa mémoire visuelle vient tout juste de commencer à s’orienter. »
La perception de la profondeur représente particulièrement un défi. Payer ses articles au comptoir du dépanneur du coin est également parfois difficile. Il a récemment donné un billet de 10 $ au caissier plutôt que le 5 $ demandé.
« Regarde les chiffres, Pierrot », explique Giselle, qui l’accompagne au dépanneur. « Tu peux voir les chiffres sur les billets maintenant! »
Docteur Dev Cheema, le directeur de la Clinique d’ophtalmologie de l’Hôpital général de Montréal, explique que les cataractes sont encore la première cause de cécité à l’échelle globale, mais qu’en Amérique du Nord, c’est le syndrome de dégénérescence maculaire qui est le plus à blâmer. Bien que la plupart des gens développent des cataractes en vieillissant, Cheema explique que les enfants, et même les bébés, peuvent les contracter.
Thomas aurait pu être en mesure de voir à un plus jeune âge, même avec les nerfs optiques endommagés et le nystagmus, mais ce sont les cataractes qui ont fait pencher la balance et qui l’ont rendu légalement aveugle, explique Cheema.
« Tout ce qu’il fallait faire pour qu’il soit en mesure de voir c’était retirer les cataractes, » dit-il. « Et, c’est absolument incroyable de pouvoir faire quelque chose comme ça pour quelqu’un. Il y a toujours une histoire positive comme celle-ci à raconter lorsqu’il est question d’ophtalmologie. »
Thomas ne sera jamais en mesure de voir parfaitement, et malheureusement les médecins ne seront pas en mesure de traiter son nystagmus, ni de réparer ses nerfs optiques endommagés.
« Mais je suis heureux! » dit-il. « Je suis un homme heureux! Dites merci à l’Hôpital général pour moi. Ils m’ont redonné ma vie! »