L'arbre de vie

Margaret (Spearman) Gibbs, à gauche, était une patiente de l’Institut thoracique de Montréal et de l’Hôpital Royal Victoria, qui a subi une chirurgie révolutionnaire au poumon le 20 décembre 1979. De nos jours, on n’a plus recours à cette procédure, mais l’intervention a réussi et Margaret Gibbs a quitté l’hôpital guérie de sa maladie. Elle est décédée de causes naturelles au mois de décembre 1992, tout près de ses 80 ans.

Le témoignage suivant a été écrit par le plus jeune fils de ses huit enfants, Howard (Buzz) Gibbs, un professeur de l’Université McGill. Il détient une maîtrise en éducation (administration et politique) et travaille comme conseiller et consultant à l’École d’éducation permanente de l’Université McGill. En 1980, lorsque Margaret était hospitalisée, elle a demandé à son fils de rédiger l’histoire du plus grand allié de son combat contre le cancer. Étant elle-même une écrivaine pour un journal local de la ville de Verdun, elle avait toujours adoré la littérature…

La vie et les problèmes, étant ce qu’ils sont, nous présentent souvent des situations qui ne sont pas en mesure d’être surmontées, résolues ou bannies. Le cancer est en une. Je ne dis pas qu’il est impossible de guérir du cancer, puisqu’on sait que oui; mais il s’agit d’une maladie si terrifiante et d’un mot si épeurant, que même ceux qui s’en sortent semblent passer le reste de leur vie à retenir leur souffle. Il s’agit d’un de ces problèmes que l’on n’attaque pas de front, mais plutôt d’une sorte d’entente que l’on forge avec la maladie, une sorte de coexistence inconfortable, étrange.

Ma mère est une de ces personnes qui a contracté le cancer et l’histoire qui suit raconte comment elle a rencontré son meilleur allié durant son séjour hospitalier.

L’hospitalisation approfondit les relations interpersonnelles. Le réconfort des visites, des conversations, la chance de faire preuve de compassion, tout en étant soulagé lorsque le patient voisin raconte un pire témoignage que le nôtre. Toutes les fois que je suis allé visiter ma mère, j’ai rencontré des gens qui, j’en suis sûr, détiennent une place de choix dans son cœur. Parmi eux, figurerait certainement le jeune médecin résident dont la sympathie était sans limites et dont les soins au chevet étaient des plus rassurants. Les bénévoles avec leurs chariots remplis de livres et leurs jasettes chaleureuses feraient aussi partie de ce groupe. Les infirmières étudiantes avec leurs décorations et leurs chants de Noël et leur joie de vivre, qui ont offert à ma mère une touche du temps des fêtes, ce qui est si important et difficile à capturer dans un milieu hospitalier aseptisé. 

Mais au-delà de toutes ces précieuses gens, c’est au sujet d’Oscar que ma mère m’a demandé d’écrire.
Comme un petit chien de poche, partout où ma mère allait, Oscar suivait. Le long du corridor, dans la salle d’attente, dans l’ascenseur, dans la salle de bricolage, à son chevet, toute la nuit; Oscar était un compagnon constant. 

Au début, Oscar était carrément une nuisance. Toujours là, même dans la salle de bain. Comme un bébé gâté, il devait être constamment supervisé. Mais, contrairement à un enfant, il était très grand. Il faisait bien au-delà de six pieds, mais il était maigre. Il ressemblait à un grand adolescent qui vient de pousser, mais qui n’a pas encore la coordination de soutenir sa portée. Et, puisqu’il était toujours là, aussi grand et maladroit, au début, il y avait beaucoup d’accidents; des pieds qui s’entremêlaient, trop de mouvement dans un trop petit endroit. Et, tout comme un grand adolescent, il était un mouton. Il était loin d'être un leader, même s'il avait toujours l’air de regarder maman de haut. Il n’y a aucun doute que pendant les premiers jours de son séjour hospitalier, ce jeune élastique, cette grande échalote, était bel et bien un danger de circulation. Une chaîne de prison. 


Margaret qui tient Émilie, la fille de son fils Howard, en 1984

Oscar était aussi l’incarnation d’un autre stéréotype adolescent, soit celui de l’appétit incessant. Il ne voulait que manger, manger, manger et encore manger. Lorsque ces longs bras étirés étaient vides, vous pouvez être certains qu’ils allaient bientôt se renflouer. Mais, malgré qu’Oscar portait toute cette attention à la nourriture, il était tout sauf avare; en fait, comme un jeunot généreux, il donnait tout ce qu’il pouvait à ma mère. Même lorsqu’elle croyait être rassasiée, Oscar continuait d’en donner; et la seule façon de l’arrêter était de faire appel à une intervention de la part du médecin ou du personnel infirmier.

Je devrais arrêter de dépeindre Oscar de façon aussi négative. Il avait beaucoup plus de qualités que de défauts. Sa maladresse, sa présence constante, sa générosité… toutes ses caractéristiques sont tranquillement devenues une source de réconfort, une source de compagnie silencieuse pour maman. Il ne s’obstinait jamais, n’interrompait jamais la conversation et il ne la réveillait jamais pour lui donner des pilules. Comme un petit chiot des plus loyaux, il attendait que maman bouge pour la suivre.

Maman n’était pas très grande. C’était drôle de la voir marcher le long du corridor avec Oscar. Oscar était fort et droit, et plus d’une fois, j’ai vu maman s’accoter sur lui. Sans lui, je suis certain qu’elle serait tombée. Au cours des nombreuses semaines de son séjour hospitalier, je n’ai jamais vu ma mère sans qu’Oscar soit à ses côtés. Je n’ai jamais été offensé par sa présence, parce qu’Oscar était une des pièces d’équipement qui a sauvé la vie de maman. Et pour cette raison, il était aussi mon ami. Oscar, vous voyez, c'est le nom qu'on avait donné à la tringle intraveineuse que maman devait transporter tout au long de son séjour hospitalier. La nourriture qu’il s’entêtait à lui donner était pour elle, une source de répit. Les médicaments contre le cancer qu’il lui administrait étaient pour elle, un sursis. Merci Oscar, tu as été son véritable arbre de vie.

© copyright Howard (Buzz) Gibbs, 11/6/1980