Décortiquer la progression des cellules, de normales à tumeurs
Comment une cellule normale devient-elle une tumeur? Voilà ce qu’a examiné une équipe de chercheurs de l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill (IR-CUSM) à Montréal, de l’Université Rockefeller et du Centre médical Irving de l’Université Columbia à New York, au moyen de méthodes de séquençage à haut débit, soit des technologies génomiques capables de traiter une très grande quantité de données. Les chercheurs ont trouvé un nouveau rapport mécanistique entre les modifications épigénétiques des histones (composantes moléculaires présentes dans chaque nucléosome de chaque cellule) et l’ADN. Leurs conclusions, publiées dans la revue Nature en septembre 2019, pourraient aider à établir des cibles thérapeutiques de précision pour traiter les cancers de la tête et du cou, ainsi que des maladies génétiques telles que les syndromes de Sotos et de Tatton-Brown-Rahamn.
L’étude, intitulée The histone mark H3K36me2 recruits DNMT3A and shapes the intergenic DNA methylation landscape, illustre comment une modification épigénétique, nommée H3K36me2 (déméthylation de l’histone 3 à la lysine 36), recrute l’enzyme DNMT3A (ADN-méthyltransférase 3A) qui, une fois la modification reconnue, méthyle l’ADN. La méthylation est une modification chimique employée par les cellules pour modifier les propriétés des acides nucléiques et des protéines.
« Il y a des schémas de méthylation normaux dans chaque cellule. Lorsque ceux-ci sont perturbés, les cellules peuvent devenir cancéreuses », explique le Dr Jacek Majewski, chercheur du Programme en santé de l’enfant et en développement humain à l’IR-CUSM. « Ces anomalies épigénétiques résultent de mutations génétiques qui causent des tumeurs. Nous travaillons à déterminer précisément où ces changements épigénétiques se produisent dans la cellule et dans le génome. »
Les chercheurs ont précédemment découvert que dans un sous-type de cancer de la tête et du cou, l’enzyme NSD1, responsable de ladite modification de l’histone H3K36me2, est absente. Sans cette enzyme, la modification H3K36me2 est réduite de façon significative. La présente étude démontre qu’en l’absence de H3K36me2, l’enzyme DNMT3A ne peut méthyler correctement l’ADN.
« Clarifier ce qui se produit entre le point A et le point Z, c’est-à-dire entre la mutation et le cancer, pourrait nous aider à déterminer où intervenir dans cette cascade moléculaire, afin de réparer ou d’interrompre le processus », dit le Dr Simon Papillon-Cavanagh, co-premier auteur de l’étude avec Daniel Weinberg.
La puissance du séquençage de prochaine génération
Pour examiner la progression moléculaire de normale à tumeur, les chercheurs ont utilisé la mutagenèse CRISPR (édition du génome) en culture cellulaire, suivie d’essais de séquençage de prochaine génération pour étudier le génome, l’épigénome et le transcriptome. Comme ceux-ci produisent des quantités massives de données, ils ont dû s’appuyer sur des superordinateurs et sur des algorithmes spécialisés pour analyser les résultats.
« Nos études initiales consistaient à séquencer l’ADN à l’aide de ces méthodes à haut débit et à identifier les mutations », ajoute le Dr Majewski, qui est également professeur agrégé au Département de génétique humaine de la Faculté de médecine de l’Université McGill. « Nous utilisons à présent des approches très similaires pour disséquer le mécanisme en aval par lequel ces mutations agissent. »
« Avec ces techniques, nous parcourons trois milliards de positions sur l’ADN, et à l’aide d’une certaine connaissance de la biologie et d’algorithmes spécialisés, nous commençons par trouver le nucléotide sur trois milliards qui est incorrect. Ensuite, nous examinons les motifs de modification des histones et de l’ADN, et enfin l’ARN, et nous tentons de comprendre pourquoi un patient qui a une déficience enzymatique particulière est malade. »
Un pas vers la médecine de précision
Arriver à comprendre ces mécanismes moléculaires est important, car cela nous rapproche de la médecine personnalisée.
« Le problème que nous rencontrons en ce moment est que très peu de médicaments ciblent ces mutations de façon spécifique, explique le Dr Papillon-Cavanagh. Pour que la médecine de précision puisse mener à des thérapies, il importe de comprendre le mécanisme moléculaire par lequel les mutations agissent. »
« J’ai toujours été davantage un spécialiste des sciences fondamentales, dit le Dr Majewski. Je voulais simplement résoudre des énigmes. Mais travailler sur quelque chose qui mènera au progrès et ultimement, je l’espère, à contrôler le cancer, est fascinant et gratifiant. »
Une collaboration internationale
Cette étude a été rendue possible grâce à l’étroite collaboration entre des chercheurs de plusieurs établissements, codirigés par des équipes des universités Columbia et Rockefeller, à New York, et de l’IR-CUSM et de l’Université McGill, à Montréal. Une grande part de la recherche biomédicale moderne repose sur l’exploitation d’expertises complémentaires et sur le travail en équipes interdisciplinaires. La découverte initiale des mutations des histones en tant que facteurs oncogènes importants provient du laboratoire de la Dre Nada Jabado à l’IR-CUSM. Cette découverte a suscité l’intérêt d’experts en biologie de la chromatine de l’équipe du Dr David Allis à New York, dont le Dr Chao Lu, qui dirige maintenant son propre laboratoire indépendant à l’Université Columbia. Le Dr Majewski est un « génomiste » qui se spécialise dans l’utilisation d’approches informatiques pour analyser de grandes quantités de données et résoudre des problèmes biologiques. L’ensemble du groupe travaille en étroite collaboration et a réalisé plusieurs percées dans le domaine de l’épigénétique du cancer.
À propos de l’étude
L'article intitulé The histone mark H3K36me2 recruits DNMT3A and shapes the intergenic DNA methylation landscape a été coécrit par Daniel N. Weinberg, Simon Papillon-Cavanagh, Haifen Chen, Yuan Yue, Xiao Chen, Kartik N. Rajagopalan, Cynthia Horth, John T. McGuire, Xinjing Xu, Hamid Nikbakht, Agata E. Lemiesz, Dylan M. Marchione, Matthew R. Marunde, Matthew J. Meiners, Marcus A. Cheek, Michael-Christopher Keogh, Eric Bareke, Anissa Djedid, Ashot S. Harutyunyan, Nada Jabado, Benjamin A. Garcia, Haitao Li, C. David Allis, Jacek Majewski et Chao Lu.
https://doi.org/10.1038/s41586-019-1534-3
Ce travail a été rendu possible grâce au financement des National Institutes of Health (NIH), de Génome Canada, de Génome Québec, du Fonds de recherche Santé Québec (FRSQ) et des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC).
Personne-ressource pour les médias
Fabienne Landry
Centre universitaire de santé McGill (CUSM)
514 812-7722
[email protected]